Le vent s’était levé avant moi ce matin-là. Il glissait entre les dunes comme un messager inquiet, faisant trembler la toile de notre khaïma. Quand j’ouvris les yeux, la lumière pâle de l’aube dessinait déjà des lignes dorées sur le sable. Le désert respirait autour de nous, immense et silencieux, comme s’il attendait que quelqu’un prononce le premier mot du jour. Je me suis endormi avant la fin de la légende du "prince esclave" que ma mère narrait sous les étoiles.
Je m’appelle Moutha, mais peu de gens connaissent mon nom en dehors de ma famille. Les enfants des villages que nous traversons me voient comme l’ombre rapide d’un campement nomade, celle qui arrive avec la pluie et disparaît avec les pâturages. Pourtant, pour moi, le désert n’est pas un passage, c’est mon pays, ma maison, mon école, et parfois, mon secret.
Cette année encore, nous étions repartis sur les pistes dès les premières pluies. Notre tente, nos couvertures, nos ustensiles, tout avait été chargé sur les dos solides de nos dromadaires. Mon père disait que chaque saison ressemblait à la précédente, mais je savais bien que quelque chose changeait toujours : une odeur, une étoile, un chemin de migration. Rien n’est jamais vraiment le même dans un monde de la transhumance.
Père, Salek, était déjà dehors quand je me suis levée. Je l’ai aperçu près du troupeau, une silhouette longue et droite dans la lueur rosée du matin. Le désert semblait s’ouvrir devant lui, comme une page qu’il savait lire mieux que quiconque. Son chèche flottait derrière lui, et je l’ai reconnu à sa démarche lente, tranquille, comme si chaque pas avait été décidé longtemps avant d’être posé.
— Réveille-toi doucement, la journée sera longue, m’avait-il dit la veille avec ce demi-sourire qui suffisait à me rassurer.
Non loin de lui, j’ai entendu un bruit de vaisselle. C’était Khadija, ma mère, la mémoire de la famille. Elle préparait le thé comme elle préparait tout le reste, avec patience et précision, le temps lui appartenait. Elle chantonnait déjà une mélodie ancienne, presque murmurée. Je connaissais ce chant depuis toujours, mais je ne l’avais jamais entendu hors du désert. Peut-être qu’il n’existe que là, porté par le sable et gardé par les dunes.
Ma sœur Saviya, elle, dormait encore, roulée dans sa couverture en peau. Sept ans de plus que moi, mais parfois, je l’enviais tant elle avait la grâce des jeunes filles qui commencent à comprendre leurs forces. Quand elle courait sur les dunes, on aurait dit une ombre d’oiseau, insaisissable. Maman disait qu’elle deviendrait une femme courageuse. Papa répondait qu’elle l’était déjà.
Je me suis approchée du feu où ma mère chauffait la bouillie de farine d’orge. Elle m’a tendu un bol de lait chaud en disant :
— Bois, ma fille. Le désert teste celles qui ne se préparent pas. Je ne te gaverai pas, cette pratique est dangereuse.
Je le savais déjà. Le désert teste tout: les hommes, les bêtes, la patience, même la foi. Il teste aussi les enfants comme moi, qui rêvent d’autre chose, les pieds dans le sable.
Mon rêve à moi, c’était l’école. Ou plutôt ce qu’elle représentait : ce monde où les mots se gardent mieux que les traces sur le sable. Un monde où le vent n’efface pas tout chaque soir. Je voulais devenir infirmière ou institutrice, je ne savais pas encore lequel, mais je savais que je voulais aider les autres. Peut-être que c’était le désert qui me l’avait appris, tant tout ici dépend de tout. Une bête blessée, un puits tari, une famille isolée… rien n’était jamais anodin.
Après le thé, Papa a ramené les bêtes. Les dromadaires avançaient lentement, les yeux mi-clos, comme s’ils connaissaient mieux que nous la route du jour. Maman avait déjà plié la tente, et Saviya attachait les cordes avec une habileté que je lui enviais.
— Prête, Moutha ? m’a-t-elle lancé en souriant.
Je l’étais. Ou du moins, je croyais l’être.
Le ciel était encore pâle quand nous avons pris la piste. Le vent soufflait doucement derrière nous, comme pour nous pousser en avant. Et quelque chose, dans l’air, me disait que cette saison serait différente. Que quelque chose m’attendait au bout de ces dunes, quelque chose que je ne connaissais pas encore.
Ce n’était pas la première fois que je partais nomadiser. Mais c’était la première fois que j’avais l’impression que ce voyage-là, précisément celui-ci, changerait quelque chose en moi.
Je marchais entre mon père et ma sœur, les yeux fixés sur cette ligne d’horizon qui semblait fuir à chaque pas. Le désert s’étalait à perte de vue, infiniment vaste, infiniment vivant, impressionnant.
Et sans le savoir, je faisais mes premiers pas vers ce qui allait devenir mon histoire…
La petite nomade ... par Sidi Ahmed Cheine